Ma mission

Photo: MTVA

Après le travail, je fais parfois les courses à Auchan, l‘hypermarché du centre commercial à Kirchberg, le quartier européen de Luxembourg. Ce quartier est un ensemble d’immeubles de bureaux dont les façades en verre reflètent le soleil du soir. Les voitures se pressent sur les routes à plusieurs voies. A l’arrêt de tram devant le centre commercial, les gens qui ont fait leurs courses sans voiture attendent, chargés de sacs de provisions.

Je me mets sur un banc près de l’arrêt de tram, pour me reposer et manger quelque chose. Soudain, quelqu’un m’adresse la parole en français. Un homme d’une cinquantaine d’années, petit, mince, avec un sac à dos rouge et une chemise en flanelle à carreaux. “La France n’est pas un pays civilisé”, dit-il. “Il n’y a pas de justice sociale. Les gens vivent dans la rue, comme moi. Je viens d’une famille bourgeoise, vous savez ?”

Perdue dans mes pensées, je le regarde. Spontanément, je lui donne le raisin que je suis en train de manger. Puis je sors mon portefeuille et lui donne un billet de 10 euros. Il l’empoche sans un mot et continue. “Je n’ai pas toujours vécu comme ça, vous savez. Qu’est-ce qui ne va pas dans le monde ? Que signifient ces bâtiments ?” Il regarde autour de lui et fait un geste de la main. “Que font les gens là-dedans ?” Il me regarde d’un air insistant. Quelle question philosophique ! Je décide de rester et de l’écouter.

„L’autre jour, j’ai été à un enterrement à Paris. Un enterrement de gens qui vivent dans la rue. Il y avait beaucoup de monde et les gens pleuraient.“ Tout d’un coup, je remarque que des larmes coulent sur ses joues. Il semble revivre l’événement. „Je suis désolée,“ je dis. „Vous avez une vie difficile.“ C’est ce qu’on dit quand c’est triste et qu’on ne sait pas quoi dire.

Devrais-je faire quelque chose pour lui, lui demander où il dort ce soir, l’emmener dans un foyer pour sans-abri ou même chez moi ? Quand j’étais étudiante, mon colocataire a emmené un clochard dans notre appartement pendant mon absence et lui a permis de dormir dans mon lit. Je n’étais pas contente quand je l’ai appris.

Nous nous fixons l’un l’autre sans dire un mot. Je ne sais plus quoi dire ou faire. “Bonne chance !” lui dis-je quand le tram arrive, en m’éloignant. J’espère qu’il ne montera pas avec moi. Il s’arrête et se retourne. Lorsque le tram démarre, je regarde par la fenêtre et je le vois manger le raisin que je lui ai donné. Des larmes coulent encore sur ses joues.

“Ta mission était terminée,” constate mon mari sèchement quand je lui raconte cette rencontre. “Il y a de l’aide pour les sans-abris. Des organisations caritatives, des foyers où ils peuvent dormir. Tu ne pouvais pas faire plus pour lui.”

Il y a quelques mois, nous avons aidé un ivrogne à la gare centrale de Prague. Il titubait et arrivait à peine à se tenir sur ses pieds. Nous l’avons aidé à monter dans l’escalier mécanique et conduit jusqu’à un banc pour qu’il puisse s’asseoir. Lorsque nous lui avons demandé s’il avait besoin d’autre chose, il a répondu que non et nous a remerciés de notre aide. Nous étions soulagés.

Ma mission était-elle vraiment terminée ? Je sais que je ne peux pas sauver tous les sans-abris, mais j’ai toujours le vague sentiment que j’aurais pu ou dû en faire plus pendant cette rencontre de deux mondes, celui des fonctionnaires européens et celui de ceux qui vivent dans la rue dans le pays le plus riche d’Europe. Je lui ai accordé vingt minutes de mon temps. Est-ce suffisant ? Peut-être, je ne sais pas.

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