Białystok est une ville de Pologne orientale, située près de la frontière biélorusse. La première fois je veux y aller en été 2020, mais les trains polonais ont beaucoup de retard ce jour-là et je décide de redescendre du train alors que je suis encore à Varsovie. Depuis, l’dée d’y aller ne me quitte plus. Qu’est-ce que tu vas y faire, me demandent des amis polonais, il n’y a pas grand-chose à voir.
Cette fois-ci, le train est à l’heure. Nous sommes fin novembre, les champs sont couverts de neige et l’air est glacial. Pendant le trajet, une image me vient à l’esprit, l’image de la mosquée verte. C’est une mosquée tatare située à Kruszyniany, un village à quelques kilomètres de la frontière biélorusse. Ce voyage à Białystok n’est-il pas une bonne occasion pour y aller ? Mais comment ? Sans voiture, c’est difficile voire impossible.
À la gare de Białystok, je demande à un chauffeur de taxi de m’y emmener. Je lui offre 50 euros, cela devrait suffire. Le chauffeur, un homme d’un certain âge qui n’est pas surpris par ma demande, en veut 100. Après un moment de réflexion et un coup d’œil dans mon portemonnaie, j’accepte.
Sur une longue route droite nous roulons vers l’est. A l’approche de la frontière, des camions commencent à s’accumuler sur des kilomètres. Le trafic de marchandises semble intense malgré les sanctions, les poids lourds ont des plaques polonaises, tchèques, bulgares, biélorusses et allemandes. Tous des Allemands, dit le chauffeur avec un geste désobligeant de la main et sans regarder les plaques. Il n’a pas l’air d‘aimer les Allemands.
Nous bifurquons et laissons la colonne derrière nous. Un chemin de terre cahoteux nous conduit de plus en plus profondément dans une forêt qui semble sans fin, hors de la civilisation humaine. Aucune voiture ne vient à notre rencontre, aucune habitation humaine n’est visible. Le chauffeur est silencieux, mais lorsque nous heurtons un nid-de-poule, il jure à voix basse.
Enfin, la forêt s’éclaircit. Des maisons en bois apparaissent, un village : Kruszyniany. Certaines maisons sont en ruine, d’autres semblent habitées. Mais il n’y a personne, le village semble désert. Le chauffeur dit qu’il est venu plusieurs fois et qu’il sera facile de trouver la mosquée. Mais il se perd, doit faire demi-tour, changer de direction. Je descends en cours de route pour photographier les maisons. Certaines sont à vendre. La mosquée se trouve un peu à l’écart, dans un enclos de pierre à l’orée de la forêt. Je suis ravie : elle est aussi belle que sur les photos, son vert islamique brille dans la neige. Si ses frêles tours à bulbe n’étaient pas surmontées d’un croissant de lune, on pourrait la prendre pour une église orthodoxe. Elle est fermée etjnmb n je déambule autour d’elle comme autour d’un bijou, admirant des détails comme l’emboîtement des poutres d’angle ou les petites fenêtres en forme de losange.
Les Tatars de la région de Podlachie au nord-est de la Pologne sont l’une des plus anciennes communautés musulmanes d’Europe. Les premiers membres de la communauté, appelés Tatars baltiques, s’installent dans le Grand-duché de Lituanie au XIVe siècle ; le Grand-duc de Lituanie leur avait offert l’asile et des propriétés en récompense de leur aide dans le combat contre l’Ordre Teutonique. Des régiments tatars s’étaient battus aux côtés des Polonais lors de la Bataille de Grunwald, grande bataille médiévale souvent commémorée et mythifiée par les Polonais et dans laquelle l’Ordre Teutonique avait subi une défaite écrasante. Au XVIe siècle, des centaines de milliers de Tatars vivent dans la région. Au XVIIe siècle, le roi polonais Jean III Sobieski offre aux Tatars des propriétés dans l’est de la Pologne, dont le village de Kruszyniany. Aujourd’hui, près de 5 000 personnes déclarent appartenir à la minorité des Tatars polonais.
Dans la forêt derrière la mosquée, à quelques minutes à pied, se trouve le Mizar, le cimetière musulman. Je marche seul, le chauffeur attend dans le taxi. Je monte la pente entre les 400 tombes implantées au milieu de la forêt et entourées de hauts pins. Le silence règne et la neige commence à tomber doucement sur les tombes, la plus ancienne datant de 1699. Un sentiment de respect profond me saisit, d’émotion, de piété. Le cimetière n’est délimité que sur le devant par un muret de pierre et est ouvert sur les autres côtés. C’est là qu’il se fond dans la nature, tout comme l’homme se fond dans la nature après la mort. A une certaine distance se trouve la partie plus récente, avec des pierres tombales bien entretenues en marbre noir et rouge. Elles rappellent des tombes chrétiennes, mais les inscriptions en arabe ont un effet exotique.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée entre les tombes, ça devait être long, car le chauffeur commence à klaxonner. Sur le chemin du retour, je garde le silence pendant qu’il raconte quelque chose. Juste avant de descendre, je me rends compte avec un certain effroi que ce que j’avais pris pour un billet de 50 euros dans mon portemonnaie, n’est en fait qu’un billet de 10 euros. Je n’ai pas les 100 euros qu’il me demande pour la course. Je lui donne ce que j’ai, le reste de mon argent en zlotys polonais. Je ne sais pas combien c’est, peut-être que c’est même plus que ce qu’il voulait, mais Kruszyniany en vaut la peine, je n’y retournerai pas de sitôt.
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Merci, chère Angela, ton récit est très intéressant et émouvant ! Je te souhaite une année sereine et pleine de lumière ! Daniela
Merci beaucoup, Daniela. Très bonne année à toi aussi!